Résumé
En août, mois des moissons, c’était bottes, tracteurs et fumier. En octobre, la révolte sociale sort ses habits de travail et s’empare des chemises. Entre les révoltes de la FNSEA (Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles) de cet été et celles des salariés d’Air France de ce début d’octobre, beaucoup de similitudes existent. Des syndicats poussés dans leurs derniers retranchements, des modes d’action très violents et une couverture médiatique à la mesure de la singularité de l’événement, tout était donc là pour rapprocher les deux événements.
Examinons comment les plus hautes instances ont réagi face à ces deux effusions de violences syndicales. Quand un DRH d’Air France prend peur et perd sa chemise, Manuel Valls vole à son secours. « Voyous », appel « à des sanctions lourdes » le premier ministre ne saurait être plus ferme. Le premier ministre est dans son rôle. En tant que représentant de l’exécutif, il est de sa responsabilité et de celle de l’Etat de s’élever contre la violence afin de faire régner la sécurité à laquelle ont droit les citoyens. On pourrait attendre pareille fermeté quand des dizaines d’agriculteurs attaquent une préfecture avec des tracteurs, saccagent des bureaux, molestent des fonctionnaires ou condamnent des accès à des bâtiments administratif. Et là, surprise ! Manuel Valls sort de son rôle et, au lieu de se faire le garant de l’ordre légal, déroule le tapis rouge aux agriculteurs. « Message d’amour », « soutien de la Nation », rien ne semble trop beau pour signifier à la FNSEA qu’elle a toute l’attention et tout le soutien de l’exécutif.
Dans un cas, la violence syndicale se voit condamnée et réprimée avec la plus grande fermeté alors que, dans l’autre, elle est accueillie avec amour et compréhension. Expliquer cette contradiction, rendre raison de ce phénomène d’indignation à deux vitesses, voilà le but que se propose cette livraison d’Osons Causer. Comment se fait-il que face à des violences si radicales, le premier ministre puisse adopter des attitudes si différentes alors que seuls deux mois séparent les deux événements ?
La première chose à remarquer pour analyser l’attitude du premier ministre est que, en temps normal, la violence explicite est uniquement le fait des petits, des désespérés poussés dans leurs derniers retranchements. Salariés acculés menaçant de faire sauter l’usine, populations marginalisées de Ferguson se soulevant contre les meurtres policiers, la violence exacerbée est rarement utilisée par des acteurs en position de confort. Et c’est ici que nous devons être surpris. La FNSEA ne ressemble pas au groupe violent habituel.
La FNSEA est un syndicat représentant des agriculteurs « dans le système dominant » de l’agriculture. Ils pratiquent majoritairement l’agriculture intensive, souvent la monoculture, sur des surfaces plutôt supérieures à la moyenne des parcelles et grâce à une mécanisation de pointe et des intrants chimiques. Evidemment, la FNSEA n’est pas monolithique et connait elle-aussi ses contradictions internes entre petites et grandes exploitations, entre nouveaux exploitants et héritiers séculaires. S’il fallait se convaincre que les gros agriculteurs conventionnels de la FNSEA ne sont pas des habitués des palais de justice., il suffit de se remémorer les CRS et les procès qui accueillirent les faucheurs volontaires ou les démonteurs de McDo de la Confédération Paysanne.
La violence physique, visible et choquante est donc surtout le fait de personnes ou de groupes désespérés qui ne voient pas d’autres issue pour faire valoir leurs intérêts que la conflictualité éclatante. En face de ces petits dont le seul recours ultime est la force, beaucoup de personnes ou de groupes mieux dotés disposent de moyens infiniment plus doux de faire valoir leurs intérêts. En effet, une des caractéristiques principales des gros ou des dominants est qu’ils sont souvent « du bon côté du contrat ». Ils ont le droit pour eux.
C’est grâce au droit, à la loi, que le propriétaire d’un logement peut exercer sa volonté. S’il respecte un préavis de quelques mois, le logement dont il est propriétaire lui reviendra de droit. De même, le patron d’une entreprise (ou le conseil d’administration s’il s’agit d’une SA) peut assurer sa volonté avec le soutien de la loi. S’il veut licencier, des dispositions légales le lui permettent. S’il veut cesser de travailler et profiter de sa rente, c’est son droit le plus strict de propriétaire. Enfin, s’il préfère allouer le bénéfice de l’entreprise à ses dividendes plutôt qu’à des investissements productifs, c’est son droit le plus strict, quels que soient les dommages futurs pour la santé de l’entreprise. Depuis les accords récents de flexisécurité, le patron peut également exercer, en toute légalité, un chantage à l’emploi obligeant les salariés à travailler plus pour le même salaire ou à voir, à temps de travail égal, leur paye diminuer. Ces dispositions légales sont offertes à tous les propriétaires d’entreprises. Evidemment, la situation des entreprises varie tellement selon la taille et le secteur d’activité que seuls les propriétaires privilégiés peuvent jouir de ces dispositions légales pour exercer leur bon vouloir.
Ainsi, nous venons de comprendre que les dominants n’ont aucunement besoin des extrémités de la violence visible pour faire valoir leur volonté. La loi leur suffit. Le droit est de leur côté et leur permet, de manière souvent unilatérale, d’exercer leurs intérêts comme bon leur semble.
Si l’on peut comprendre qu’un propriétaire, qui a engagé ses deniers personnels dans une aventure collective, garde la main sur le destin de son entreprise, il est permis au citoyen de se demander si, dans certains cas, la volonté personnelle de certains propriétaires n’a pas des conséquences néfastes pour le collectif en général.
Dans un contexte de chômage de masse, de précarité galopante et de baisse de pouvoir d’achat, nous voulons analyser les conséquences pour le collectif d’un type particulier d’action que la loi permet au propriétaire : les licenciements économiques ou les plans sociaux. Le chômage, les drames économiques conduisent à de nombreux dommages pour la collectivité. Le nombre de suicide grimpe en flèche, les dépressions se multiplient et la consommation de drogues, légales ou non, avec elles. Le nombre de divorces augmente, avec le stress et le malheur qui, souvent, les accompagnent. De même, avec le chômage et le retrait de l’Etat, c’est notre santé à tous qui se dégrade. Entre les déremboursements et les refus de soin, on assiste même à un retour de certaines maladies infectieuses qu’on croyait disparues : polio, rougeole et gale reviennent en force depuis quelques années.
Toutes ces conséquences funestes ne s’arrêtent pas à la porte du suicidé, du déprimé, du divorcé ou du malade. C’est toute la société qui subit les tensions que ces fragilités entraînent. Pensons aux exaspérations, aux frustrations et aux colères que l’on voit se multiplier dans les files d’attentes, dans les rues ou dans nos immeubles. Le climat social et affectif de la France se tend, et la misère sociale n’y est pas pour rien. C’est donc que, derrière des décisions individuelles parfaitement compréhensibles et légales se cache une violence qui nous touche tous, mais qui ne se voit pas.
Revenons à notre fumier. Deux questions restent à élucider.
Pourquoi le gouvernement ne prend-il pas le parti de l’intérêt général et ne s’attèle pas à trouver des solutions au plan social d’Air France qui, in fine, nous lèsera tous ?
Pourquoi les agriculteurs qui, pourtant, sont des propriétaires du bon côté de la loi, sortent de la « cape d’invisibilité » qu’offre le droit pour se montrer ouvertement, et illégalement, violent ?
L’école n’a de cesse de nous le répéter, la République impose de viser l’intérêt général. Oui, mais sous condition. Seulement, notre analyse des violences dévoile est que notre droit, parce qu’il est construit autour du contrat, consacre la volonté du propriétaire. En ce sens, il est normal et tout à fait Républicain que Manuel Valls ne défende l’intérêt général que dans la limite du bon vouloir des propriétaires qui, comme le doit leur permet, peuvent faire ce qu’ils veulent, quelles qu’en soient les nuisances pour la collectivité.
Il existe bien un volet de notre droit conçu pour protéger la collectivité des conséquences négatives que notre droit de propriétaire peut occasionner. Il s’agit du droit social qui se compose du droit du travail et de la protection sociale. Seulement, force est de constater que depuis quelques années, sous la pression des déficits publics et de la mondialisation, les gouvernements successifs ont démantelé patiemment et méthodiquement les différents garde-fous du droit social. Ainsi, les « petits », les salariés obligés de se louer à des propriétaires, se retrouvent de moins en moins protégés et, par conséquent, en position toujours plus fragiles. Les actes de violences désespérées d’Air France sont à comprendre avec cette chronologie en tête. Et Manuel Valls est amené, comme tout naturellement, à les condamner et à sauver les agriculteurs de la FNSEA parce qu’il défend l’ordre dominant de notre République ; celui du contrat. En ce sens, il est parfaitement dans son rôle. Nous autres tenants de l’intérêt général ne pouvons que le déplorer.
Voilà donc pourquoi notre premier ministre ne s’évertue pas à protéger la population contre un mal-être qui monte qui monte et les violences qu’il entraîne.
Mais si l’ordre de notre République est fondé sur le contrat qui consacre la volonté du propriétaire, pourquoi alors les agriculteurs de la FNSEA sont-ils conduits à se révolter ?
Les agriculteurs sont les premiers touchés par les contradictions de notre système productif. Tout le monde doit manger et notre France ne cesse de s’appauvrir. Il est donc nécessaire de baisser toujours les prix de l’alimentation – personne ne souhaite d’émeutes de la faim dans notre pays. Ainsi, pour résoudre cette contradiction impossible, l’agriculture est un secteur subventionné depuis longtemps. Or, ce n’est pas le gouvernement français qui maîtrise l’ampleur des subventions alloués aux gros agriculteurs mais l’Union Européenne. Ainsi, les agriculteurs ont leur tête suspendus à un fil sur lequel, contrairement aux autres propriétaires qui ont le droit pour eux, ils n’ont que très peu de prise. C’est donc les propriétaires les plus en détresse de France. Personne n’a vu un banquier enfiler rangers et blouson pour en découdre avec les CRS. Si les agriculteurs sont violents, c’est qu’ils se perçoivent acculés, sans interlocuteurs en position de leur répondre et de satisfaire leurs demandes : exactement comme les salariés d’Air France. Mais, comme nous l’avons dit, s’ils ne sont pas condamnés c’est que, contrairement au petits ouvriers d’Air France ou d’ailleurs, ils sont des propriétaires indispensables à une longue chaîne industrielle. En amont de l’agriculture intensive, il y a Monsonto et les chimistes, en aval se cache toute l’agroindustrie, le deuxième secteur exportateur de France. La République est dans son rôle quand elle protège les contractants.
Pour conclure, résumons notre propos. Il semble clair qu’il existe deux violences : une violence légale, invisible et qui modifie en profondeur notre vie commune et une violence illégale, visible et évidemment choquante qui s’en prend à des biens ou des chemises. La violence légale est invisible parce que le droit la protège, elle est le fait des tenants du droit : les propriétaires. La violence visible est le fait des désespérés, des acculés qui n’ont plus qu’elle pour faire valoir leurs intérêts, leur survie. Notre République, pour des raisons constitutives sur lesquelles nous reviendrons, condamne la violence des faibles pour ménager celle des forts. Dans un costume parfaitement républicain, Manuel Valls déchaîne la foudre sur les petits d’Air France et cherche à accommoder les puissants agriculteurs, aussi violents soient-ils.
S’il est normal et légitime que les propriétaires aient des droits, il est curieux que la République les défendent aussi lorsque le libre jeu de ces forces, de ces droits, conduit à des dommages collectifs importants (suicides, dépressions, drogue, divorces, maladies). Aucun citoyen, aucun défenseur de l’intérêt général ne peut se satisfaire de cette situation. Pour éviter que le libre jeu des intérêts et des possibilités légales des propriétaires n’empirent la vie collective de chaque citoyen, il faut impérativement encadrer ces droits. Pour éviter que des petits se sentent assez désespérés pour commettre l’impensable, pour passer à l’acte violent, il faut impérativement les protéger, les rassurer. Le droit social est précisément ce garde-fou qui protège les petits en encadrant les gros. Agissons à rebours de notre gouvernement : défendons l’Etat social ! Battons-nous pour un droit du travail et une protection sociale digne de ce nom ! La paix sociale et le bonheur collectif sont à ce prix. Sans cela, nous sommes condamnés à de nombreuses autres tragédies.
Sources
La colère :
– De la FNSEA: http://www.francetvinfo.fr/economie/emploi/metiers/agriculture/crise-des-eleveurs/grenoble-une-manifestation-d-agriculteurs-degenere_1030211.html
http://www.francetvinfo.fr/economie/emploi/metiers/agriculture/crise-des-eleveurs/video-les-eleveurs-en-colere-laissent-une-lourde-facture-derriere-eux-apres-leurs-manifestations_1047887.html
La violence à la FNSEA une histoire longue : https://www.youtube.com/watch?v=rZOpVJ2Rlk0
Les réactions du gouvernement :
– Aux violences de la FNSEA : http://www.dailymotion.com/video/x34excr_manuel-valls-adresse-un-message-d-amour-aux-agriculteurs_news
– Aux violences des salariés d’Air France : http://tempsreel.nouvelobs.com/economie/20151007.OBS7218/air-france-manuel-valls-contre-les-voyous-et-contre-le-syndicat-des-pilotes.html
Le droit protège les forts, mémoire des répressions ouvrières :
– Un topo chiffré sur les abus en entreprise : http://lmsi.net/L-entreprise-une-zone-de-non-droit
– Un livre indispensable La Violence des riches par Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon: https://www.canal-u.tv/video/meshs/la_violence_des_riches.14977
– Un compte rendu d’une revue utile : E. Penissat (dir.), « Réprimer et domestiquer : stratégies patronales », Revue Agone, 2013, n°50.: http://www.contretemps.eu/lectures/compte-rendu-r%C3%A9primer-domestiquer-strat%C3%A9gies-patronales-revue-agone
Les liens chômage-malheurs :
– Suicides : http://www.lefigaro.fr/emploi/2015/02/11/09005-20150211ARTFIG00342-45000-suicides-par-an-du-au-chomage-dans-une-soixantaine-de-pays.php
Une interview d’un spécialiste : http://www.lefigaro.fr/social/2014/01/31/09010-20140131ARTFIG00347-suicide-un-plan-social-multiplie-les-risques-par-quatre-ou-cinq.php
– Dépressions : http://www.francetvinfo.fr/replay-jt/france-2/20-heures/video-les-lourdes-consequences-psychologiques-du-chomage_729337.html
Une vidéo émouvante sur le thème : https://www.youtube.com/watch?v=88AO2xJmN1I
– Divorces : http://lci.tf1.fr/economie/conjoncture/separation-divorce-tensions-les-consequences-du-chomage-sur-8625361.html
Une étude de l’INSERM sur les conséquences d’un divorce sur les enfants : http://www.ipubli.inserm.fr/bitstream/handle/10608/165/?sequence=13
– Maladies : http://www.europe1.fr/sante/ces-maladies-qu-on-pensait-eradiquees-2136905
Les contradictions du modèle agricole dominant :
http://www.lemonde.fr/economie-francaise/article/2015/07/22/comprendre-la-fixation-des-prix-des-marges-et-des-subventions-dans-l-agriculture_4694321_1656968.html
Des détails sur la situation d’Air France, qui ne va pas si mal :
– Le résumé de Besancenot : https://www.youtube.com/watch?v=zVezK7gBPE4
Articles généraux sur le sujets :
http://www.arretsurimages.net/breves/2015-10-06/Les-violences-visibles-et-les-autres-id19334
Belle intervention !
Agent AF depuis 31 ans, je me suis reconnu dans cette habile description.
Si vous désirez soutenir ces pauvres hères, car à ce jour, ils sont dans l’anti-chambre de Pôle Emploi. Je vous donne l’adresse du comité de soutien :
http://www.ugictcgtpncaf.fr/Doc/2015/caisse.pdf
Bonjour,
Belle initiative d’expliquer (ou de tenter d’expliquer) à votre génération, et avec vos mots et votre langage les sursauts de nos sociétés.
Votre explication concernant la violence des syndicats ne me paraît pas pertinente lorsque vous dîtes que la FNSEA et les syndicats des travailleurs pratiquent les mêmes méthodes en utilisant la violence.
Comparer la FNSEA et les syndicats ouvriers telle que vous le faîtes est une erreur. Les intérêts ne sont pas les mêmes.
La FNSEA est un syndicat qui défend des intérêts capitalistes. Il a donc les gouvernements (de gauche comme droite) à ses cotés puisque nos gouvernements sont les petits soldats du capitalisme.
Les syndicats de salariés défendent le droit de ces derniers.
Ces syndicats sont un contre poids à nos sociétés capitalistes.
Ils s’appuient sur des lois (car nous sommes un Etat de droit) qui sont énoncées dans le code du Travail. Sans ce code du travail, protection des salariés, nous verrions aujourd’hui le retour de l’esclavage. L’idée de l’auto-entreprise et du projet Macron est bien de supprimer le principe de « Sécurité » dans le cadre du travail. (voir une synthèse claire et nette – lien ci-dessous)
http://www.lechiffonrouge.fr/actualit%C3%A9/
Le programme des » jours heureux » mis en place par le Conseil National de la Résistance est né parce que la majorité des résistants étaient la plupart des militants syndicaux.
Les syndicats de salariés ne pratiquent pas la violence mais il est certain que dans tout mouvement de foule, il est difficile de contrôler et de maîtriser les salariés qui sont désespérés.
Nous ne changerons pas notre société pour une grande idée qu’était celle de Jean Jaurès, créer une République sociale avec les partis politiques.
Les hommes politiques actuels savent que « la soupe est bonne » et ils n’ont aucun intérêt que les choses changent. Seuls les syndicats de salariés peuvent lancer une grève générale et bloquer ce Capitalisme destructeur.
Les méthodes de la FNSEA nous amènerait vers une guerre civile. D’autant plus que les agriculteurs votent majoritairement LE PEN.
PS: je fais bien la différence entre agriculteurs, qui la plupart sont de vrais salauds et les paysans pour qui j’ai beaucoup de respect.
Salutations républicaines
Bertrand BARERE